J’ai récemment demandé à mes followers sur Twitter de me soumettre leur théorie du complot favorite concernant Bitcoin. A mon grand étonnement, la plupart des personnes interrogées ont mentionné la thèse selon laquelle la CIA, la NSA ou une autre “agence en trois lettres” sont les créateurs potentiels de la crypto-monnaie.
Deater Bob a suggéré que Satoshi Nakamoto pourrait avoir divulgué le projet Bitcoin à des sources au sein du gouvernement américain. Gilroy a fait état d’un plan machiavélique qui utiliserait les coins de Satoshi comme base d’un nouveau trésor public américain. Des personnes comme Juan Galt ou Jack ont également suggéré que la NSA aurait pu être impliquée.
Et malgré quelques réponses créatives (comme la théorie de Wladimir Van Der Laan selon laquelle Bitcoin serait un champignon ou bien la suggestion de Bmo Masari selon laquelle l’internet lui-même aurait pu atteindre un niveau de conscience lui permettant de créer Bitcoin), je n’ai pu m’empêcher de penser à l’association plutôt répandue qui est faite entre la création de Bitcoin et les agences gouvernementales américaines.

C’est pourquoi, je vais prendre le temps d’expliquer pourquoi cette association est injustifiée – et que quand bien même Satoshi Nakamoto serait la CIA ou la NSA, Bitcoin ne lui/leur appartient plus de toute façon, et que ce projet n’est même pas tout à fait aussi novateur que la plupart des gens l’imaginent.
Bitcoin n’est pas sorti de nulle part et emprunte de multiples avancées que l’on doit aux cypherpunks qui les avaient théorisées et même implémentées parfois bien avant. On doit toutefois reconnaitre à Satoshi Nakamoto, qu’il est celui qui a su créer une solution optimale au problème des généraux byzantins, et qu’il est le responsable de la mise en circulation d’une forme de monnaie électronique décentralisée nouvelle qui a connu le succès fulgurant qu’on lui connait. On peux ajouter que l’originalité que constitue l’ajustement de la difficulté tous les 2016 blocs qu’il a apporté est également une touche subtile, qui a été cruciale pour la survie du réseau.
Cependant, il existe une tradition cypherpunk qui précède de plus de 20 ans l’émergence de Satoshi. Cet article ne présente toutefois que quelques-unes des inventions qui ont ouvert la voie pour Satoshi sur la manière dont il fallait concevoir Bitcoin et quels écueils avérés il allait devoir éviter.

Satoshi Nakamoto c’est peut-être la CIA/NSA, mais Bitcoin trouve ses racines dans la tradition Cypherpunk
De nombreux nocoiners, precoiners ou même bitcoiners mal informés pensent que Satoshi Nakamoto a inventé la blockchain et que tout le mérite lui revient pour ce système comptable qui a par la suite donné naissance à toute une industrie.
Comme beaucoup d’autres inventions cryptographiques, la blockchain a d’abord été conceptualisée par David Chaum pendant son doctorat à l’université de Berkeley. Son Vault System de 1979 comprend même des checks et balances qui ressemblent beaucoup à ceux de Bitcoin : des observateurs (explorateurs de blocs), des exécutants (nœuds), des dirigeants (mineurs), et des “tsars” (développeurs).
Chaum a également créé la première forme de monnaie numérique (ecash) avec la société DigiCash. Elle a été conçue pour résoudre les problèmes de confiance qui se posent avec les paiements en ligne par carte de crédit grâce à une forme de monnaie suffisamment privée pour dissimuler les données personnelles qui ne sont pas utiles à la transaction. Cependant, sa centralisation a finalement conduit à sa disparition à la fin des années 1990. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Satoshi ne mentionne pas Chaum dans le livre blanc du Bitcoin.

Mais revenons à la blockchain : l’idée d’une chaîne de hachage qui serait utilisée pour l’horodatage lié est également présentée dans un document de recherche de 1991 par Stuart Haber et W. Scott Stornetta. Et là, contrairement aux travaux de David Chaum, Satoshi fait référence à cette avancée dans le livre blanc de Bitcoin. D’ailleurs, le célèbre bitcoiner Jameson Lopp a cité cette recherche comme annonciatrice de la blockchain de Bitcoin.
Il y a ensuite le choix de l’algorithme de signature numérique à courbes elliptiques (ECDSA), publié en 1998 par les chercheurs canadiens en informatique Don Johnson, Alfred Menezes et Scott Vanstone. Avec ECDSA, des clés publiques, des clés privées et des signatures sont générées afin de garantir que les bitcoins ne peuvent être dépensés que par leurs propriétaires légitimes.
Une théorie populaire voudrait que Satoshi Nakamoto ait choisi ECDSA plutôt que les signatures de Schnorr par commodité, car davantage de bibliothèques étaient disponibles pour répondre à ses/leurs besoins spécifiques lors de la conception de Bitcoin. Pourtant, cela pose de nombreux problèmes de confidentialité (impliquant par exemple la tendance de la NSA à implanter des backdoors) qui mèneront finalement au remplacement de ECDSA par les signatures de Schnorr (merci, Pieter Wuille !).
L’idée d’une cryptographie utilisant des clés publiques n’est pas non plus la propriété de Satoshi Nakamoto : Ralph Merkle effectuait des recherches sur le sujet en 1980 déjà (comme le reconnaît le créateur de Bitcoin dans le livre blanc), et l’outil de messagerie privée PGP de Phil Zimmermann (sur lequel Hal Finney a travaillé pendant de nombreuses années) est disponible gratuitement sur Internet depuis 1991.

Et puisque l’on évoque Hal Finney, il n’était pas loin de découvrir Bitcoin en quelque sorte avec son projet de preuve de travail réutilisable (RPOW). Cependant, c’est Adam Back qui est cité dans le livre blanc pour avoir inventé le système hashcash en 1997 et l’avoir perfectionné afin d’empêcher les spams. Sans ces percées cryptographiques, Bitcoin n’aurait jamais pu atteindre le même degré de sécurité – et les brillantes incitations au minage n’auraient probablement jamais vu le jour.
Nick Szabo est un autre illustre cypherpunk qui n’est pas cité dans le livre blanc mais qui avait déjà résolu 90% de Bitcoin. Son système Bit gold reliait déjà avec succès de nombreuses pièces de puzzle parmi les plus brillantes découvertes cryptographiques, et posait également les principes de “l’or numérique” qui sont ancrés dans l’économie autrichienne (rareté, taux d’émission fixe qui évite les pièges de l’hyperinflation, vérification facile).
Malheureusement, la conception de Bit gold reposant sur une majorité de participants au réseau, il pouvait facilement faire l’objet d’attaques 51%. De plus, son taux d’émission (inflation) étant déterminé par le marché, cela signifiait des périodes où davantage de blocs étaient minés, et d’autres où il n’y avait aucune activité et où la sécurité du système était réduite par conséquent. Ce que Satoshi Nakamoto a modifié pour parfaire ce système, a été de remplacer la règle des processeurs par la règle de la puissance de hachage, ainsi que redéfinir comment mettre en place un système financier désinflationniste (commencer avec un taux d’émission élevé, puis le réduire de moitié tous les 4 ans).
Ces cypherpunks avaient toujours à l’esprit le respect de la vie privée et la résistance à la NSA
Le terme “punk” dans “cypherpunk” devrait en lui même déjà réussir à démarquer ce mouvement des chaînes gouvernementale. Selon l’opus de 1994 de Tim May, “The Cyphernomicon”, les cypherpunks étaient fortement opposés à la surveillance et cherchaient à préserver leur vie privée sur internet tout en inventant des outils pour aider les autres à faire de même.
La conformité en soi était déjà synonyme d’une certaine capitulation idéologique pour eux. David Chaum a écrit “Blind Signatures for Untraceable Payments” en 1983, et “Security Without Identification : Card Computers to Make Big Brother Obsolete” en 1985.

Dans un rapport de la NSA datant d’octobre 1995 (qui a été déclassifié depuis en 2008), certaines préoccupations y étaient exprimées quant à la façon dont DigiCash pouvait être utilisé pour des activités criminelles. L’existence de ce document en particulier prouve que les intentions de Chaum étaient authentiques et qu’il était réellement préoccupé par le respect de la vie privée.
Il est hautement improbable que des cypherpunks comme Finney, Szabo, Back, Haber et Stornetta aient pu travailler pour la NSA, la CIA ou toute autre agence gouvernementale. Sinon, leur travail aurait été classifié et leur utilisation restreinte à un personnel autorisé.
Et même en supposant que ce travail open source ait été publié en tant que tel dans le but d’être amélioré par d’autres cryptographes volontaires sur Internet, le fait que ces outils vont à l’encontre des intérêts de monopole intrinsèques à la NSA/CIA, ça donnerait une image de chevaliers au coeur pur de ces cypherpunks.
Si la NSA ou tout autre agence gouvernementale décide d’utiliser le RPOW ou les idées derrière Bit gold pour construire son propre système (ce qui est très probablement déjà arrivé, dans une certaine mesure), cela ne signifie pas pour autant que les inventeurs de ces-dits systèmes étaient leurs employés.
Bitcoin a été inventé par Satoshi, mais il ne lui a jamais complètement appartenu
Tout au plus, si Satoshi Nakamoto revenait, il pourrait uniquement déplacer ses coins et les dépenser, rien de plus. Il n’y a pas de backdoor, il n’y a pas de poste de lead developer qui lui est réservé, et il n’y a aucun développeur actif actuellement qui attende le retour du créateur comme le Messie.
Qu’on le veuille ou non, Bitcoin n’est plus le même réseau qu’en 2009. Il a subi de nombreuses améliorations et continuera à laisser l’héritage de Satoshi Nakamoto derrière lui à mesure que d’autres pièces de l’architecture seront remplacées avec le temps.
Après tout, l’intérêt de Bitcoin n’est pas de rester inchangé pour toujours, mais de conserver sa politique monétaire, de garantir que Satoshi puisse revenir à tout moment pour déplacer ses coins, et de préserver la décentralisation.
Satoshi Nakamoto a fait énormément de bonne choses, mais il a également produit une quantité de code qui a été supprimé ou remplacé par les développeurs par la suite. Hal Finney a passé beaucoup de temps à corriger les défauts de conception de Bitcoin (il est même responsable de l’ajout des zéros supplémentaires pour définir la plus petite unité monétaire du système comme 1/100 000 000 BTC) et il a créé un précédent pour les futurs développeurs en cherchant des solutions plus élégantes et efficaces pour ce projet bien plus rigide au départ.

Bitcoin en tant que système monétaire est gravé dans la marbre avec son offre fixe, son inflation prévisible jusqu’en 2140, ses récompenses pour le minage limpides et ses ajustements de la difficulté tous les 2016 blocs. Mais Bitcoin en tant que réseau était destiné dès le départ à accueillir de nombreuses améliorations qui allaient le rendre plus rapide, plus privé et plus efficace.
Les propositions d’amélioration telles que les signatures de Schnorr, Taproot, MAST ou Grafroot sont conçues par exemple pour améliorer la confidentialité et l’efficacité des blocs (transactions plus petites et plus abordables).
Ensuite, de nombreuses améliorations qui ont attrait à la confidentialité sont à l’étude sur d’autres réseaux d’altcoins ou sur les sidechains (ce n’est vraisemblablement qu’une question de temps avant que les Confidential Transaction ou MimbleWimble ne soient ajoutées à la couche de base dans une certaine mesure). À l’avenir, il est fort probable que la confidentialité des transactions devienne plus populaire, et que des astuces ingénieuses garantissant toujours l’auditabilité de l’offre et la résistance à l’inflation soient mises en œuvre.
Si Satoshi revenait aujourd’hui, il ne reconnaîtrait probablement pas sa propre invention. Et c’est sans doutes très bien ainsi, car le réseau se développe et devient bien plus efficace dans l’optique de son objectif premier. Bitcoin est comme une voiture de sport qui reçoit de multiples améliorations sous le capot sans jamais changer de carrosserie – elle conservera toujours ses qualités principales de conception, mais en l’améliorant avec un moteur plus performant et des vitres blindées.

Même si Satoshi Nakamoto c’est la NSA/CIA, Bitcoin ne leur appartient pas de toute façon
Bitcoin a-t-il été conçu par une des agences à trois lettres? C’est tout à fait possible. La CIA et la NSA pourraient-elles utiliser Bitcoin pour certaines transactions? C’est encore plus probable. Mais aucune de ces deux assertions ne mène à la conclusion qu’une de ces agence gouvernementale est aux commandes de Bitcoin aujourd’hui.
À l’heure actuelle, Bitcoin est peut-être le réseau informatique le plus décentralisé de la planète. Il fonctionne depuis janvier 2009 et n’a connu que deux interruptions (dues à un bug d’inflation en 2010 et à une mauvaise synchronisation du réseau en 2013). Il compte plus de 15 000 nœuds dans le monde (sans compter l’ensemble de ceux qui fonctionnent sur Tor et ceux qui n’ont pas ouvert le port 8333).
Certains affirment que des backdoors peuvent exister et que le plus grand dommage qu’elles pourraient causer serait de casser les signatures (ce qui pourrait conduire au vol des fonds) ou de casser la cryptographie derrière SHA256. Dans les deux cas, de toute façon, il serait possible pour la communauté de passer sur une nouvelle chaîne, de remplacer ECDSA et SHA256 par des alternatives existantes qui ont déjà été développées, et de restaurer la propriété des coins précédents sur la base de preuves cryptographiques. Cette solution parait certes impopulaire aujourd’hui, mais pourrait s’avérer être le dernier recours en cas d’attaque sérieuse d’un type auquel Bitcoin n’a jamais encore été confronté.
La bataille contre Big Brother est implacable, et il est clair que les responsables gouvernementaux comprennent les compromis que cela impliquerait de lancer des attaques ou manquent peut-être simplement momentanément de moyens pour les engager. Il est également probable que la CIA et la NSA trouvent l’existence de Bitcoin pratique, puisqu’elles l’utilisent elles-mêmes et disposent de leurs propres moyens pour suivre les transactions sur la blockchain en examinant les communications entre les participants et d’autres indices au niveau du réseau.
Mais même si l’on suppose que Satoshi Nakamoto était le chef d’orchestre d’une poignée d’agents de la CIA, l’expérience lui a clairement échappé et il n’en a plus le contrôle – et il ne l’aura manifestement plus jamais, à moins que le réseau ne redevienne plus centralisé (comme cela a pu se produire avec BCH ou BSV).

Et quand bien même la moitié de la communauté Bitcoin serait à la solde de la CIA, l’autre moitié peut toujours résister aux attaques en migrant sur une autre chaîne qui conserve les règles mais change les mécanismes de sécurité. Il s’agit d’un logiciel open-source et les moyens de protéger la propriété de chaque entité doivent être défendues.
Et en vérité, grâce aux brillantes incitations du réseau, il est préférable pour tout le monde (agents de la CIA ou non) de se serrer les coudes et de protéger le même réseau. Aussi longtemps que l’appât du gain fonctionnera, Bitcoin restera sûr et méfiant envers les entités qu’il verra rejoindre son réseau.
La devise “don’t trust, verify” fait principalement référence à la validation par d’autres personnes et implique la possession de son propre nœud comme moyen tangible de prouver que les fonds existent bien et vous reviennent de droit. Par conséquent, il s’agit de partir du postulat selon lequel tout le monde a pour seul et unique but de vous voler – parce que c’est bien connu: tout le monde est un escroc (“everyone’s scammer”).
Mais euuuh Satoshi
Le Satoshi Nakamoto que nous connaissons grâce aux messages sur le forum Bitcointalk et à la cypherpunk mailing list était plutôt humble et terre-à-terre. Il était prêt à prendre du temps pour aider quiconque à comprendre le fonctionnement de Bitcoin (à l’exception notable de Daniel Larimer qui s’est fait remballé d’une manière assez musclée – le fameux “if you don’t believe me or don’t get it, i don’t have time to try to convince you, sorry”).
Cependant, le transformer en une sorte de figure messianique qui nous a donné le pouvoir du Saint-Esprit et est parti pour revenir un jour est définitivement une erreur. On ne peut pas nier les contributions de Satoshi au monde de la cryptographie, mais on ne doit pas non plus exagérer son travail.
Bien entendu, l’histoire du programmeur informatique inconnu qui a lancé un système innovant de monnaie numérique sorti de nulle part peut apparaitre romantique. Elle attire les nouveaux venus et occupe les médias avec de fausses enquêtes. Pourtant, le génie de Satoshi Nakamoto est un peu exagéré et il n’a finalement pas ajouté grand-chose aux inventions autrement plus impressionnantes mais pourtant moins populaires de ses pairs.
C’est l’exemple classique d’Isaac Newton et de son ami Wilhelm Leibniz : tout le monde connaît le premier avec son histoire de pomme, mais on a tendance à oublier le second. Ils ont tous deux découvert le calcul intégral à peu près au même moment, mais la gloire semble pourtant injustement pencher énormément du côté du polymathe anglais.
En définitive, l’identité de Satoshi Nakamoto importe peu et est quasiment dépourvue d’intérêt à ce stade du développement de Bitcoin. De plus, toutes ces histoires de NSA /CIA sont plutôt regrettables quand on a conscience des origines ouvertement cypherpunk de Bitcoin. En bref et pour conclure, même si on veut admettre que Satoshi ait pu être la NSA, Bitcoin lui ne l’est clairement pas.
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Cet article est la traduction d’un texte original de Vlad Costea
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