La décentralisation est un concept difficile à apréhender et manifestement Elon Musk ne le comprend pas. Non seulement il a une vision puérile de la mise à l’échelle des blockchains et choisit de ne pas tenir compte des recherches existantes sur le sujet, mais il fait preuve d’une ignorance flagrante en ce qui concerne la concentration des ressources (un autre facteur qui rend un projet décentralisé) et ne semble pas saisir les incitations impliquées par un système basé sur la preuve de travail. En un mot, il est l’exemple parfait du meme “Je viens juste d’entendre parler de Bitcoin et je suis là pour le rectifier” (I just heard about Bitcoin – I’m here to fix it).
Peut-être qu’on ne devrait pas trop attendre d’un PDG passé maitre dans l’art d’obtenir des subventions gouvernementales tout en les critiquant et qui a par le passé participé à la création de PayPal, un moyen de paiement sur internet centralisé qui utilise l’argent hyper inflationniste des états, en s’appuyant sur un système qui génère des bénéfices même s’il cesse de facturer des frais de transaction (truquer les taux de change et collecter les données des utilisateurs est déjà bien suffisant).
Mais c’est pas parce que l’homme le plus riche du monde ne comprend pas Bitcoin (ou son fork meme-esque de prédilection, le Dogecoin) que vous ne devriez pas le comprendre non plus. En fait, je vais faire en sorte qu’au moment où vous aurez fini de lire cet article, vous saisirez ce que sont la décentralisation et Bitcoin bien mieux qu’Elon Musk lui même.
La décentralisation signifie que tout le monde doit être en mesure de participer au réseau
Le 16 mai 2021, Elon Musk a tweeté : “Idéalement, si Doge réduit le block time X10, augmente la taille des blocs X10 et diminue les frais X100. Alors il sera vainqueur haut la main”.

Avant de commencer à analyser les implications plus profondes de ce tweet, je dois commencer par dire que le Bitcoin et le Dogecoin ont une architecture assez similaire en vérité. Après tout, le Dogecoin n’est qu’une copie de Litecoin en plus inflationniste (qui est déjà lui même un fork de Bitcoin ayant subit quelques légères modifications). Ainsi, même si certains paramètres tels que la taille des blocs, le block time (temps nécessaire pour produire un nouveau bloc) et l’offre totale sont différents d’une monnaie à l’autre, les principes sous-jacents sont exactement les mêmes – en particulier si l’on se concentre sur l’aspect de la décentralisation.
Mais revenons sur le tweet d’Elon Musk qui évoque 3 paramètres intrinsèques aux crypto-monnaies: le block time, la taille des blocs et les frais de transaction. Les deux premiers paramètres sont primordiaux pour établir la décentralisation, tandis que le troisième critère est lui essentiel pour assurer sa sécurité et sa pérennité sur la durée (et donc, là aussi sa décentralisation par effet de ricochet).
Le block time est le critère déterminant ceux qui auront la possibilité de valider la blockchain en fonction de la rapidité de leur accès à Internet. Le plus connu de tous, celui du réseau Bitcoin, est de 10 minutes, ce qui signifie qu’un nouveau bloc est miné environ toutes les 10 minutes.
Ça signifie que des nœuds du monde entier peuvent se synchroniser s’ils sont capables de télécharger 1 à 2 mégaoctets toutes les 10 minutes. C’est particulièrement intéressant lorsque les utilisateurs viennent de pays autoritaires où l’accès à l’internet est limité ou restreint. C’est également une excellente solution pour les personnes vivant dans les zones rurales des pays moins développés et qui n’ont pas toujours forcément accès à des connexions haut débit. N’importe qui dans le monde peut valider les blocs qui sont générés sur le réseau Bitcoin. Et théoriquement, les mineurs pourraient même effectuer leurs opérations au milieu d’un désert en se connectant au signal des satellites de Blockstream.
Déjà, le Dogecoin a un block time d’une minute – et ce modèle favorise les utilisateurs qui possèdent un accès internet très haut débit et la vitesse de connexion la plus rapide. Des milliards de personnes se voient ainsi refuser la possibilité de synchroniser leurs nœuds, parce que seuls les habitants des grandes métropoles sont en mesure d’obtenir toutes les données en temps réel. Ce paramètre est également inadapté pour la transmission interplanétaire (une des ambitions de Musk), car l’envoi d’un signal radio depuis la Terre vers Mars pourrait prendre entre 4 et 21 minutes (en fonction de la distance du moment). Bitcoin serait donc bien mieux adapté à un tel cas d’utilisation fantasmé.
Et pourtant, le block time de Dogecoin est loin d’être irraisonnable compte tenu de la demande étonnamment faible de block space. En fait, ce projet de 30 milliards de dollars ne traite qu’une poignée de transactions par bloc – ce qui est un assez bon indicateur de sa nature centralisée et que la très grande majorité des transaction entre les particuliers est à mettre à l’actif des exchanges. La quantité de blocs vides sur le réseau Dogecoin en plein milieu d’un bull market (et d’une bulle spéculative évidente) est stupéfiante – il faut garder à l’esprit qu’une seule transaction par bloc signifie que l’envoi de la récompense au mineur qui a trouvé ce bloc correspond à cette unique transaction.

Cela nous amène à la partie concernant la multiplication par 10 de la taille des blocs de Dogecoin. Bien que ça paraisse complètement inutile compte tenu des données empiriques actuelles, supposons que d’une manière ou d’une autre les utilisateurs commencent à utiliser cette blockchain. Si les transactions Dogecoin remplissaient des blocs de 10 mégaoctets toutes les 6 secondes, alors le ledger publique augmenterait de 100 mégaoctets par minute, soit 6 gigaoctets par heure, 144 gigaoctets par jour et donc 4,32 téraoctets par mois. C’est quasiment aussi aberrant que sur Chia, l’effroyable et pourtant survendu projet Frankenstein de la preuve de travail de Bram Cohen.
Bien sûr, ce scénario est assez peu probable, puisque même dans le cas de Bitcoin, il arrive régulièrement que les blocs ne soient pas complètement pleins. Mais même si un quart de l’espace de bloc est rempli en moyenne, la blockchain Dogecoin augmentera de 252 gigaoctets par semaine. A titre de comparaison, il aura fallu 12 ans à la blockchain Bitcoin pour atteindre une taille de 350 gigaoctets.
Pour une majorité de gens dans le monde, un disque dur de 1 téraoctets c’est plutôt cher. Mais si Dogecoin émettait des blocs de 10 mégaoctets chaque minute, alors un disque dur de 1 To serait remplie au bout d’une semaine. En contraste, la blockchain Bitcoin ajoute environ uniquement 51 gigaoctets de données par an, de sorte que le même disque dur de 1 To devrait être suffisant pour environ 19 années supplémentaires de fonctionnement d’un nœud d’archivage complet.
Lors de la conception d’un système décentralisé, on doit s’assurer de n’exclure personne pour des raisons financières avec des mises à jours discriminatoires du réseau. Si on ne peut pas valider ses propres transactions et vérifier l’état de l’ensemble du réseau à l’aide de son propre nœud, alors le système est centralisé.
Internet n’exige pas d’avoir un ordinateur haut de gamme pour accéder aux pages web – et en tant que système monétaire, Bitcoin vise à être aussi inclusif et ouvert au plus grand nombre de personnes sur cette planète. Elon Musk ne comprend manifestement pas ça et cherche à centraliser un projet abandonné mais “meme-able” sous sa propre gentille dictature imprévisible, et souhaiterait transformer un projet universel et ouvert en un petit jouet personnel.
Pour résumer : si vous ne pouvez pas rejoindre le réseau en tant que nœud de validation, alors le projet n’est pas décentralisé. Diminuer l’intervalle de temps entre les blocs exclut les personnes ayant des connexions Internet lentes, tandis qu’augmenter la taille des blocs augmente les coûts de stockage et de calcul de tous les participants (éliminant de fait ceux qui ne se mettent pas à jour régulièrement). C’est pour cette raison que des solutions de secondes couches telles que le Lightning Network existent. Mais apparemment ce que souhaite Elon Musk c’est produire un nouveau Paypal.

La décentralisation nécessite des incitations (cela inclue les frais de minage)
Bien que le Dogecoin soit pour le moment extrêmement inflationniste, les récompenses de minage vont être considérablement diminuées au cours des années à venir en raison des halvings programmés. Il en va de même pour Bitcoin qui renforce un peu plus son jeu de raréfaction grâce au mécanisme déflationniste activé tous les 210 000 blocs (environ tous les 4 ans).
À mesure que la récompense pour la découverte d’un bloc diminue, les mineurs devraient être incités à continuer à sécuriser le réseau. À la quatrième page de son white paper par lequel tout à commencé, Satoshi Nakamoto décrit un système qui finit par ne plus subir d’inflation et dont les mineurs sont incités à poursuivre leurs activités grâce aux frais de transaction.
Sans ces frais, le système d’incitation cessera d’exister et il est probable que de nombreux mineurs arrêteront de soutenir le réseau. Toutefois, la réduction des frais de 100X décrite par Elon Musk pourrait s’avérer être la solution idéale qui lui permettrait de prendre le contrôle du réseau en continuant à extraire des blocs à perte mais en maintenant de fait son emprise.
Diminuer arbitrairement les frais aurait pour conséquence de réduire le nombre de mineurs. Et moins de mineurs signifie moins de décentralisation et donc plus de chances de contrôler le réseau. Même si c’est peut-être ce que recherche Elon Musk, c’est une idée épouvantable. Il n’y a rien de révolutionnaire ou de disruptif dans un système où l’homme le plus riche du monde peut jouer les censeurs – après tout, c’est la dynamique de la géopolitique qui rend Bitcoin ou Dogecoin plus fongibles et résistants au “blacklistage” potentiel des transactions.
Payer 100 fois moins de frais semble une idée formidable sur le papier, mais sur le long terme, cela ne ferait qu’éroder le système et conduirait à un contrôle/centralisation accru et à plus d’inflation. En plus de ça, les frais représentent un mécanisme efficace pour empêcher les spams par transactions – s’il y a un coût, les gens sont moins susceptibles d’encombrer le réseau avec un nombre élevé de petites transactions parce qu’ils doivent payer pour chacune d’elles. La vision de Musk pour Dogecoin est clairement incorrecte sur le plan technique.

Décentralisation et répartition des richesses
Le 17 mai 2021, Elon Musk a répondu aux inquiétudes de Pranay Pathole au sujet de la concentration de richesse sur Dogecoin. Selon Bitinfocharts, 107 adresses Dogecoin possèdent plus de 66,7 % de l’offre. En outre, une adresse possède à elle seule 28,34 % de l’ensemble de l’offre – un montant disproportionné, compte tenu des ambitions supposées du projet. Elon Musk a choisis de ne pas se pencher de manière nuancée sur la question, et a proposé une réponse générique en émettant l’hypothèse que Robinhood pourrait potentiellement être la plus grosse whale (gros détenteur du coin). Bien que cette affirmation puisse potentiellement être possible, il n’existe a aucune confirmation allant dans ce sens.
Mais comparons cette situation à celle de Bitcoin. Les trois adresses les plus fournies sont clairement identifiées comme étant celles des fonds conservés en cold storage par Huobi, Binance et Bitfinex. Et en cumulé, elles possèdent au total 2,68% des fonds totaux du réseau – c’est un fait clairement établi, ces plus grosses adresses représentent en réalité les réserves de centaines de milliers de clients.

Sur Bitcoin, il y a actuellement environ 16 000 adresses qui possèdent 62,95 % de l’offre. Ce n’est clairement pas idéal, mais c’est toujours mieux que la situation de Dogecoin, où 107 adresses détiennent plus d’un tiers des unités de cette monnaie. La situation sur Ethereum est encore pire, avec des portefeuilles individuels détenant des quantités énormes de coins (très probablement une conséquence de leur premine de 60 % et du fait que certains des premiers investisseurs ou cofondateurs n’ont jamais vendu).
Mais pourquoi la répartition des richesses est-elle si importante pour la décentralisation? C’est aussi une question d’incitations et d’inclusion. Personne ne voudrait prendre part à un projet où un petit nombre constituant une sorte d’élite contrôlerait la majeure partie de l’argent. Les investisseurs ne voudraient pas être soumis à un tel risque, les développeurs ne voudraient pas être sous le contrôle de ces quelques acteurs, et les mineurs considéreraient également cette centralisation contrariante et pas viable sur long terme.
Ces gros détenteurs sont de potentiels point unique de défaillance qui faussent le jeu pour tous les autres autour. La détention de grosses réserves peut également potentiellement signifier une plus grande influence sur le développement du projet et un certain pouvoir politique sur le réseau. Ce qui est clairement une menace pour un réseau non entretenu comme celui de Dogecoin.
Ne le dites pas à Elon mais Dogecoin est une chaîne au hashrate minoritaire qui est minée en simultané avec Litecoin
La continuation de l’existence de Dogecoin en tant que réseau est due uniquement à une pure bienveillance de la part de certains intervenants. Pour être plus clair, les mineurs de Litecoin ont décidé de sauver le Dogecoin en 2014 en lui permettant d’être miné en simultané (merge mining). Ainsi, au lieu de devenir vulnérable aux attaquants malveillants, le réseau est protégé par certains des mêmes mineurs Scrypt qui sécurisent la chaîne au hashrate majoritaire.
Le minage Litecoin est presque aussi énergivore que celui de Bitcoin, mais il diffère à certains égards au niveau des spécifications techniques (le SHA 256 de Bitcoin est gourmand en terme de processeur, tandis que le Scrypt de Litecoin et Dogecoin est plutôt gourmand en terme de mémoire).
Mais si Elon Musk décide de critiquer le minage de Bitcoin tout en continuant de fermer les yeux sur la façon dont le Dogecoin est produit, il n’est alors qu’un hypocrite qui envoie des signaux de vertu avec des données soigneusement sélectionnées pour s’attirer la bienveillance d’une foule de gens mécontents (et “éveillés”) tout en protégeant ses transactions en Dogecoin sous un voile d’ignorance.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Elon Musk est malhonnête intellectuellement, incohérent et fortement biaisé. S’il était laissé à lui-même, le Dogecoin deviendrait la proie d’attaquants qui peuvent se permettre de louer quelques machines de minage pour quelques heures. Et si le projet venait à être coopté par Tesla ou SpaceX, alors il perdrait sa proposition de valeur.

Les changements proposés par Elon Musk nécessitent un hard fork centralisé
Les hard forks sont des modifications du réseau impliquant la migration de l’ensemble des participants sur la nouvelle blockchain. Une incompatibilité entre l’ancienne et le nouvelle blockchain en résulte, et par conséquent tout repose sur le consensus selon lequel tout le monde doit rejoindre la nouvelle chaîne.
Plus il est facile de réaliser un hard fork, plus le projet est centralisé. Idéalement, les opérateurs de nœuds et les mineurs souverains devraient être sensibles aux nouveaux changements, rejeter le leadership et choisir de vérifier chaque ligne du code de manière individuelle et avec ses propres intérêts à l’esprit. Mais quand l’homme le plus riche du monde se présente et dit qu’il veut assumer un rôle de leader, c’est déjà un mauvais signe qui conduira sans aucuns doutes à plus de centralisation. Et oui, pour être clair, je suis également critique de l’implication de Michael Saylor dans Bitcoin.
Les exchanges vont-ils soutenir un hard fork juste parce qu’Elon Musk est impliqué dedans? On peut raisonnablement en douter, car beaucoup d’entre eux ont des principes et essaient vraiment d’analyser les fondamentaux sur le long terme (contrairement à des casinos comme Binance, qui semble soutenir tout ce qui peut générer un volume de transactions).
Les utilisateurs migreront-ils vers le Dogecoin Elon’s Vision (DEV) ? Eh bien, il n’y a pas tant d’utilisateurs que ça au sens où on l’entend pour Bitcoin (des nœuds souverains). Il reviendra donc aux exchanges et aux entités qui ont un intérêt à faire tourner un noeud de prendre leur décision. Cependant, il y a une bien trop grande part de centralisation dans tout ça.
A titre de référence, les développeurs Bitcoin font le maximum pour éviter les hard forks. Le récent “trial” pour Taproot a prouvé définitivement que le réseau est suffisamment mature pour décider de manière décentralisée d’un soft fork (une mise à jour qui ne modifie pas les règles de consensus et qui reste facultative pour l’ensemble du réseau).

Il y a une raison pour laquelle le développement de Bitcoin est aussi prudent : la décentralisation ça marche
La décentralisation c’est compliqué à établir. Si vous êtes un nouveau-venu dans ce milieu et que vous êtes habitué à un univers où les mises à jour des applications sur votre téléphone sont déployées et installées en quelques minutes seulement, vous aurez du mal à comprendre un système comme Bitcoin qui repose sur de longues délibérations et a tendance à s’ossifier (devenir de plus en plus rigide) au fil du temps.
Si améliorer une blockchain était aussi trivial, Bitcoin n’aurait-il pas d’ailleurs lui aussi déjà de plus gros blocs, des block times plus rapides et des frais moins élevés? C’est vraiment naïf de penser que ces propositions sont inédite et que personne n’a jamais pensé à les mettre en pratique avant. Et la mentalité de la Silicon Valley, qui consiste à aller vite quitte à casser des choses au passage (move fast and break things), n’est certainement pas adaptée à un système monétaire qui est censé sécuriser l’épargne de chacun plutôt que de la rendre rapide et facile à transférer.
Le Dogecoin n’était pas censé atteindre une capitalisation aussi élevée et n’a certainement pas été créé dans le but d’accroître la richesse et l’influence de l’homme le plus riche du monde. Mais voilà où on en est… On en est réduits à éclaircir ce sujet et à tenter de définir à quoi la décentralisation devrait ressembler – et répondre de manière frontale aux élucubrations mal informées d’Elon Musk.
La décentralisation c’est difficile – et j’espère que ce long article de ma part vous aura aidé à la comprendre mieux qu’Elon Musk.
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Cet article est la traduction d’un texte original de Vlad Costea.
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